13 juin 2024

Prise de parole / Avis d'experts

Réglementation finance durable : comment s'orienter dans ce brouillard vert ?

L’intensification pour le moins désordonnée du paysage réglementaire de la finance durable ces dernières années pousse bien des acteurs financiers à la lassitude. Parfois perdus dans les méandres des hésitations réglementaires, ils peuvent peiner à subir l’avalanche. Voici quelques clés pour transformer l’exercice en opportunité.

Le contexte réglementaire très fourni

Les principales réglementations Finance Durable européennes prennent leur source dans le Plan Finance Durable (PFD) proposé par la Commission Européenne en mars 2018. Ce plan a plusieurs objectifs : établir un langage commun pour la finance durable (largement appuyé sur la Taxonomie), renforcer l’intégration des aspects de durabilité dans les processus d’investissement et dans les reportings, intégrer la durabilité dans la gestion du risque, afin, plus largement, de mobiliser les investisseurs et l’épargne en faveur de la transition écologique et l’atteinte de l’Accord de Paris.

Le PFD cible l’ensemble des acteurs de la finance et a généré plusieurs réglementations interconnectées : SFDR, Taxonomie, CSRD ainsi que les adaptations de MIFiD et DDA concernant les préférences des clients en matière de durabilité.

À ce « nœud » réglementaire européen se greffent des spécificités nationales comme, dans le cas de la France, le Rapport Article 29 (appuyé sur SFDR avec des fortes exigences ciblant spécifiquement le climat et la biodiversité), la doctrine AMF sur la communication des fonds ESG ainsi que les recommandations de l’ACPR concernant les communications publicitaires des UC.

À cet empilement règlementaire s’ajoute, si les acteurs le souhaitent, l’adhésion aux différents labels, eux-mêmes en constante évolution.

Le terrain est donc largement couvert. Mais est-il facile d’y évoluer ?

Un épais « brouillard vert »

Malheureusement, différentes raisons rendent ces règlementations difficiles à appliquer voire obscures.

La première raison tient au calendrier : parce que certaines réglementations ont été longues à négocier avec les parties prenantes, des textes essentiels à l’application d’autres textes ne sont publiés et appliqués que bien après. Idéalement, il aurait fallu d’abord une taxonomie claire, puis une mise en œuvre de CSRD (publication d’informations extra financières par les entreprises, dont la taxonomie), puis une règlementation demandant aux acteurs financiers de reporter ces mêmes informations et, enfin, l’intégration des préférences du client final et la mise en œuvre des produits.

En pratique, les acteurs ont dû appliquer, dans l’ordre suivant :

  • SFDR (2021, mais sans les informations nécessaires pour le faire) ;

  • Les adaptations concernant le questionnaire client (2022, DDA/ MIFiD) ;

  • La taxonomie (premières publications « alignement » en 2023 sur l’exercice 2022

  • CSRD (premières publications prévues en 2025 pour l’exercice 2024).

La plus grande difficulté a été de devoir étaler devant le client final (DDA/ MIFiD) le « flou » de certaines notions et l’incertitude en l’absence de données… et surtout d’expliquer ces notions et ce vocabulaire particulièrement incompréhensibles !

Exemple : « souhaitez-vous un instrument financier qui prenne en compte les principales incidences négatives sur les facteurs de durabilité ? »

Pourquoi autant de notions « floues » ?

Certaines parties des textes sont sujettes à interprétation, notamment « l’investissement durable » : cela concerne-t-il une activité économique, donc un métier, ou la façon dont cette activité est réalisée ? Autre incertitude : un investissement durable concerne-t-il une activité ou une entreprise dans son ensemble ? Enfin, comment articuler « investissement durable » et « taxonomie » : un investissement aligné avec la taxonomie est-il mécaniquement durable ? la taxonomie répond-elle à l’impératif de « ne pas nuire » (DNSH) à un objectif social, ainsi qu’à l’impératif de bonne gouvernance ? La Commission européenne laisse à chaque acteur la responsabilité de la définition opérationnelle de ces notions… mais on ne peut que faire un constat d’échec vis-à-vis de l’objectif « langage commun » du Plan Finance Durable.

Des textes parfois peu adaptés au secteur

SFDR a ainsi été conçu pour des gestionnaires d’actifs, et décliné sur l’ensemble des acteurs financiers proposant des produits d’investissement (assureurs, caisse de retraite, banques privées, etc.). Mais le texte est bien délicat à appliquer dans le cas de gestion en architecture ouverte, où par essence on s’appuie sur les décisions des autres : comment fixer un objectif et le tenir ? (investissement durable, taxonomie, DNSH, PAI, etc.). La Commission a ajouté une difficulté supplémentaire en indiquant qu’un acteur financier devait avoir la même définition « investissement durable » pour tous ses produits… un exercice particulièrement acrobatique en architecture ouverte.

Certains éléments des textes peu mis en œuvre car peu réalisables

SFDR (article 6) comme l’Article 29, demande d’estimer « l’impact financier du risque en matière de durabilité ». En pratique, cet impact financier est généralement limité à l’impact du risque climatique (Article 29), avec peu de méthodes disponibles. L’extension de cet impact à l’ensemble des risques de durabilité (gouvernance, questions sociales, autres environnement) est quasiment impossible à calculer… Qui se risquerait à l’afficher dans un document distribué au client final ? et d’ailleurs, pourquoi publier l’impact financier du risque de durabilité et non celui des autres risques (change, crédit, liquidité, etc.) ?

Enfin, le régulateur lui-même est source d’incertitude : les réglementations sont sans cesse repoussées (seule une partie de la CSRD est publiée), on attend des ajustements imminents des RTS de SFDR (avec de nouveaux PAI – principales incidences négatives, de nouveaux templates, etc.) et peut-être faudra-t-il tout recommencer avec la refonte attendue pour les prochaines années de SFDR, ainsi qu’une possible remise en cause des articles 8 et 9.

Que font les acteurs dans ce brouillard ?

L’ACPR a publié en début d’année son analyse des Rapports Article 29 des principaux assureurs : il reste encore beaucoup de progrès à réaliser ! Aucun rapport ne publie l’ensemble des informations requises (en moyenne moins de la moitié), dont :

  • Les informations relatives à l’alignement Accord de Paris : exigence la plus forte, mais objectifs, méthodologies et stratégies encore insuffisants ;

  • L’alignement Biodiversité : stratégie la moins aboutie ;

  • La gestion des risques de durabilité : pas assez détaillés, impact financier peu calculé.

Ces constats sont confirmés par certaines ONG, comme ShareAction qui montre que, malgré un record battu en 2023 sur les sinistres « environnementaux », les assureurs sont très en retard sur leurs pratiques ESG, leur financement du charbon et des énergies fossiles, la prise en compte des droits humains, du travail et de la santé publique.

En pratique, nous observons que chacun fait comme il peut… 2022 a montré un très important mouvement de « déclassification » des fonds articles 9 en articles 8, après les polémiques et les incertitudes autour de la définition de « l’investissement durable ». La déclinaison de cette dernière est extrêmement variable, allant de « très vague » à « très stricte » ; cette hétérogénéité apparaît aussi dans les niveaux d’engagement, notamment des fonds article 8 promettant un minimum d’investissement durable.

Les acteurs éprouvent ainsi une grande difficulté à réconcilier la structuration des produits avec les réponses au questionnaire client intégrant les préférences en matière de durabilité, surtout en architecture ouverte. Quel niveau « investissement durable » ? Quel alignement « taxonomique » ? Quels ciblages de PAI ? La gouvernance produit s’appuie sur les EET (European ESG Templates) mais ceux-ci, bien que de mieux en mieux renseignés, ne permettent pas tout…

Généralisation de la frilosité

Au total, l’instabilité de l’environnement « investissement responsable » conduit les acteurs financiers à adopter une attitude passéiste :

Ils ralentissent :
après des années de mise en œuvre des réglementations, ils marquent une pause et attendent ; il n’existe plus de grands projets en finance durable.

Ils guettent :
« Que font les autres ? » Les benchmarks, études des pratiques des pairs, etc. sont très recherchés. Un objectif est très partagé : ne pas être le moins disant…

Ils se protègent :
les prises de risque sont réduites, les ambitions sont limitées et l’innovation n’est plus au rendez-vous.

Un exemple est donné par le reflux attendu des encours de fonds labellisés ISR après la refonte du label. En effet, alors qu’on avait assisté à un raz-de-marée et une transformation en masse des fonds « classiques » en fonds « ISR », la refonte du label avec une orientation climat marquée (exclusion obligatoire du charbon et hydrocarbures non conventionnels ainsi que nouveaux projets pétroliers, alignement progressif des portefeuilles sur Accord de Paris) devrait décourager de nombreux gérants.

Comment s'en sortir ?

Alors, comment bien s’orienter dans ce bouillard vert ? Voici 3 pistes pour ne plus voir l’investissement responsable comme une contrainte mais pour en faire un levier de création de valeur :

Premier axe : choisir le bon cap de sa stratégie

Revenons à l’ADN de l’investissement responsable : quelles sont nos convictions ? nos principes fondamentaux ? Ce sont bien ces objectifs, propres à chaque acteur, sur lesquels la stratégie doit être construite.

Cette réflexion stratégique s’appuie généralement sur la « double matérialité » dont il ne faut pas oublier chacune des jambes : la matérialité sociétale (limiter les impacts défavorables de nos décisions d’investissement sur la société et l’environnement) et la matérialité financière (utiliser les informations ESG au service de la rentabilité et la solidité financière).

Enfin, l’utilisation des labels, catégories de fonds, etc. est pertinente… mais seulement s’ils servent au mieux la stratégie et les objectifs.

Deuxième axe : l’articulation des processus

Les différents processus ESG (engagement, exclusions, gestion des risques, pilotage des incidences négatives, intégration ESG, etc.) sont de plus en plus interconnectés (et non plus exclusifs les uns des autres comme autrefois) ; ils doivent tous être au service de la stratégie de l’investisseur et de ses objectifs.

Troisième axe : la qualité des données

Les données ESG sont devenues un enjeu essentiel des acteurs financiers : elles permettent le pilotage de la politique et des processus, le reporting réglementaire, la communication sur les enjeux ESG, etc.

Les données sont-elles pertinentes et répondent-elles aux besoins ? Oui, de plus en plus : sous la pression réglementaire, les données sont (ou seront) mieux standardisées, harmonisées. Mais il reste d’importantes lacunes concernant la biodiversité, l’impact financier du risque de durabilité, la caractérisation (exogène / endogène, émergent / actuel, etc.) de ces risques.

Sont-elles complètes et de bonne qualité ? Pas encore ! Peu d’acteurs sont pleinement satisfaits de leur fournisseur de données… Idéalement, il faudrait puiser les données le plus près possible de la source : les entreprises.

Comment améliorer la qualité ? par le dialogue : avec les entreprises, en les encourageant à « bien » répondre à CSRD, avec les fournisseurs de données, en accentuant la pression pour une meilleure qualité. Stratégie d’engagement indispensable !

En bref, une stratégie et des objectifs cohérents avec son identité et une démarche sincère et authentique permettent d’embarquer les parties prenantes, en tout premier lieu les clients, et donc de créer de la valeur.

Cet article a été rédigé par Claire Chaves d’Oliveira, Directrice A2 Consulting et experte en finance durable.

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